Le Kairos (=le temps), selon Marcel Butor (1926-2016)
Posted on 29 Αυγ, 2016 in En français, Κείμενα | 0 comments
Ο ΚΑΙΡΟΣ
«Épaississement et sécrétion du temps renvoient
à l’antique notion de kairos. Variante du dieu Chronos,
le kairos était représenté dans la mythologie grecque
par un jeune homme ailé coiffé d’une unique mèche de cheveux.
À son passage s’offrent trois possibilités : ne pas le voir,
le voir et ne rien faire, tendre la main et saisir la mèche
de cheveux. La dernière option correspond à l’opportunité
saisie, à un instant d’inflexion.
Le kairos indique donc une autre dimension du temps,
marquée d’une certaine profondeur, à laquelle l’individu
montre plus ou moins de sensibilité. Aujourd’hui perdue
de vue, cette vertu souligne en creux notre plus
grande passivité face au temps. L’improvisation musicale
est l’un des aspects de ce kairos : elle est en effet
création d’un temps qui devient œuvre à partir de
contraintes et d’un matériau donnés.
J’ai donné le nom d’Improvisations à certains de
mes textes critiques retranscrits d’après des
cours consacrés à Rimbaud, Flaubert ou Balzac.
Mes interventions étaient préparées, mais je ne
lisais jamais de notes, je n’avais pour guide que
le livre à commenter. Pour moi, un cours était
un voyage d’une citation à l’autre. Des sortes
d’escales. Les cycles «La capacité d’avoir prise sur
le temps varie grandement selon les âges de la vie.
D’abord ouverture dont la continuité laisse toujours
advenir des possibles, la vieillesse et l’approche
de la mort font davantage vivre le temps comme une
fermeture. Comment vivre cette fin, ce déroulement
qui n’est plus progrès perpétuel mais qui se referme
progressivement ? Une fois cette question posée, tout
devient urgent. Cela me rappelle un célèbre passage
des Essais où Montaigne raconte que, dans les salles
de banquets, les anciens Égyptiens plaçaient un
squelette afin de rappeler aux convives : “Profitez !
Buvez du bon vin tant qu’il en est encore temps !”
À certains malades, le médecin annonce :
“Il vous reste trois mois à vivre.” C’est la même
question : comment remplir ces trois mois le plus
intelligemment pour vous et pour autrui ?
À l’échelle plus collective de l’humanité, on
retrouve la même problématique. Quelle notion de
progrès peut-il y avoir pour une espèce sans
doute vouée à disparaître ? Il s’agit d’un
thème fondamental de la pensée antique et
médiévale, qui concevait l’univers bâti selon
un système de correspondances : le fonctionnement
du corps humain répondait à l’agencement des
planètes, microcosme résonnait avec macrocosme.
Dans La Science nouvelle, le philosophe et historien
Giambattista Vico [1668-1744] raconte l’histoire
des sociétés sur le modèle de celle d’un individu :
elles ont donc une enfance, une maturité, une
vieillesse et une mort. Ce thème de la mort des
sociétés nous renvoie au thème fondamental en
religion de la fin du monde, à l’eschatologie
liée dans le christianisme au jugement dernier.
Ce n’est qu’au moment où notre monde disparaît pour
se transformer en enfer et en paradis que l’on
comprend qui est qui, qui sont les bons et qui
sont les mauvais. »
»